Les enfants de l’IA

Nous sommes tous impliqués dans la construction du futur. Et donc chacun de nous, y compris ceux qui baissent les fondations technologiques de notre société, doit se poser cette question: quel monde allons-nous laisser à nos enfants? Au moins à court terme, les technologues vont continuer à développer des IA aux capacités de plus en plus avancées. Que pourrait devenir la vie de nos enfants dans un monde qui incorporerait une IA de plus en plus avancée? Et, si toutefois nous pouvons répondre à cette question, que devrait être cette IA?

La vie commence avec l'apprentissage : découvrir ce monde nouveau, distinguer la lumière de l'obscurité, identifier les formes puis les visages, comprendre les émotions, former des mots, des phrases, articuler des pensées, des désirs, des sentiments et s'approprier le pouvoir de nommer. Ce sont des capacités innées que nous avons développées au cours des siècles et qui nous ont permis de nous affûter et de croître.

La révolution du langage

Le développement de réseaux de neurones artificiels suit un processus similaire. GPT-3 a été exposé à 2 000 fois plus de contenus qu’un humain âgé de 10 ans, ce qui lui a permis d’acquérir des capacités de langage tout à fait fonctionnelles. Les récentes avancées de l’intelligence artificielle, et notamment le développement et la mise à disposition de modèles de langage de grande taille (LLM) comme ceux développés par Open AI, nous laissent entrevoir que le langage naturel sera bientôt la première interface entre l’homme et la machine. Le langage est un produit de l’intelligence humaine et c’est la raison pour laquelle notre relation linguistique de plus en plus sophistiquée avec l’IA va influencer l’humanité de façon profonde.
Pour commencer par le plus évident, l’utilisation de l’IA pour enseigner le langage aux jeunes comme aux adultes va se généraliser. Nous verrons probablement apparaître des enseignants IA personnalisés, qui s’adapteront aux progrès de leurs étudiants, à leur style de communication.
Cela dit, il est probable que l’IA va accélérer à la fois la capacité des individus à acquérir une nouvelle langue et leur habilité à naviguer dans un environnement étranger sans en apprendre la langue. Les barrières qui entravent la communication vont tomber.

Il est raisonnable d’imaginer que ces capacités d’accélérer le travail de l’humain s’étendent à des activités plus évoluées au fil du temps, comme la recherche scientifique. L’IA pourra servir à concevoir et valider des hypothèses dans des univers fictifs à une vitesse qui dépasse de loin les capacités humaines. Les chercheurs utilisant ces techniques ne pourront pas lire chaque hypothèse ou expérience de pensée faite par l’IA : ils devront s’appuyer sur une synthèse générée par l’IA et, d’une certaine manière, lui faire confiance.

La recherche ira plus vite, mais avec un risque : une compréhension très abstraite et dégradée de la façon dont travaillent ces systèmes de plus en plus complexes. Il est possible que l’IA nous conduise à mieux réfléchir, mais à moins comprendre.

Il est matériellement impossible de maintenir la trajectoire de croissance économique exponentielle et destructrice de ressources sur laquelle nous sommes depuis deux siècles. Il n’y a, littéralement, plus assez d’atomes dans l’univers pour continuer dans cette voie au cours du prochain millénaire.
L’IA pourrait proposer un modèle alternatif. Un futur possible pourrait voir nos enfants consommer de l’expérience virtuelle, dessinée et redessinée en permanence par l’IA pour maximiser leur plaisir. Au lieu d’embarquer dans un avion vers une île paradisiaque où tous les produits doivent être livrés par air ou par mer, le « vacancier » pourrait à la place s’immerger dans une expérience virtuelle, en ne consommant que quelques watts d’électricité produite par des panneaux solaires installés sur leur toit et pilotés par une IA. Une expérience dont l’empreinte carbone serait mesurée aujourd’hui en tonnes pourrait-elle être remplacée par une expérience plus intense dont l’empreinte carbone se mesurerait en grammes ?

Si l’on accepte de pénétrer dans ce royaume spéculatif, les vannes s’ouvrent toutes grandes. Quelles autres expériences humaines pourraient être remplacées par l’IA ? Et quelles en seraient les conséquences sur quelques-unes des activités humaines les plus fondamentales ? Que se passerait-il si une personne ne souhaitait pas s’exposer aux difficultés et aux dépenses liées au fait de devenir parent et décidait de tester l’expérience dans le monde virtuel ?

« L’enfant » pourrait être une IA, d’un modèle correspondant aux structures comportementales et aux expressions de l’utilisateur et d’un autre parent, réel ou virtuel, fusionnant les caractéristiques des deux. Cela pourrait-il être éthiquement et politiquement justifié, favorisant ainsi son acceptation comme nouvelle norme culturelle ?
Simulation. En 2023, l’empreinte carbone moyenne d’un Européen est de l’ordre de cinq tonnes d’équivalent CO2. Comparées au presque « zéro émission » d’un serveur alimenté par une électricité décarbonée, les économies sont substantielles.
Les économies qui présentent un taux de natalité négatif sont peu performantes dans le monde actuel. Cela serait-il aussi vrai dans une économie alimentée par l’IA ? Certains groupes de populations continueraient-ils à maintenir un taux de natalité élevé ? Qu’est-ce que cela signifierait pour l’évolution de l’humanité ?

Quels enfants pour le futur ? Nous avons inversé la question initiale. Plutôt que de nous interroger sur le futur que nous allons laisser à nos enfants, nous sommes dorénavant obligés de nous demander quels enfants nous allons laisser au futur.
Les théoriciens de la simulation se sont longtemps demandé si la justesse d’une simulation pourrait jamais atteindre un degré d’authenticité tel qu’elle deviendrait plus réelle que la réalité elle-même. Laisserons-nous derrière nous des enfants biologiques qui nous ressembleront, même s’ils seront très différents de nous sur beaucoup d’aspects, ou des entités digitales, des simulacres d’enfants, capables de pratiquement toutes les interactions humaines ?

Plus la complexité des systèmes d’IA, leurs nombreuses interactions et leur enforcement s’accéléreront au cours des prochaines décennies, plus l’humanité éprouvera de difficultés à comprendre comment, au niveau fondamental, fonctionnent ces systèmes. Leur réparation et leur maintenance vont devenir plus complexes et potentiellement impossibles sans le recours à d’autres intelligences artificielles.

Allons-nous perdre le savoir mécanique et technique de base, au risque d’amenuiser la résilience de l’humanité et de l’exposer à de nouveaux dangers ? Allons-nous perdre notre emprise sur le monde matériel qui nous entoure, diluant ainsi la relation que nous avons nouée avec lui tout au long de l’évolution de notre espèce ? Bref, serons-nous séparés de ce qui fait de nous des humains ? Peut-être.

Mais chaque force est exposée à une force opposée. C’est une période d’ignorance scientifique, philosophique et cultu- relle qui a permis l’émergence de la Renaissance, durant laquelle la sagesse de notre héritage classique a été explorée, redécouverte et renouvelée. Si notre relation avec l’IA, en dépit de tous les bénéfices qu’elle peut nous apporter, nous conduisait vers un âge d’obscurité, cela n’ouvrirait-il pas la voie vers un nouvel humanisme ?

Florian Douetteau

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